Recherche
Chroniques
Die Tragödie des Teufels | La tragédie du diable
opéra de Péter Eötvös
Sept, ils sont sept !
Non, nous ne parlerons pas du trop rare opus 30 de Prokofiev, mais des opéras de Péter Eötvös, compositeur non seulement incroyablement productif dans ce genre, mais dont les ouvrages, pour être commandés et créés comme il se doit, bénéficient de nouvelles mises en scène de par le monde. Si l’on omet volontairement As I Crossed a Bridge of Dreams qui est l’ancêtre de Lady Sarashina, et si l’on convient de considérer Harakiri comme un bref théâtre musical plutôt qu’un opéra, Die Tragödie des Teufels, autrement dit La tragédie du diable, succède à Radames (1975), Trois sœurs (1997), d’après Tchekhov, Le Balcon (2002), d’après Genet, Angels in America (2004), d’après Kushner, Lady Sarashina (2007) et à Love and other demons (2007), d’après Gabriel García Márquez, que nous découvrirons dans deux mois à l’Opéra national du Rhin (Strasbourg) et dans la production de sa création (Festival de Glyndebourne, 2008). Et si l’on scrute cette année 2010, l’actualité opératique de Péter Eötvös surprendra, avec Radames à Budapest, une nouvelle mise en scène d’Angels in America à Londres, la reprise du Love and other demons de Glyndebourne à Vilnius, mais aussi une autre production à Cologne, Lady Sarashina à Varsovie, Trois sœurs à Coblence et Munich et, enfin, cette Tragödie des Teufels commandée et créée par la Bayerische Staatsoper en février dernier, reprise pour un soir dans le cadre du fastueux Münchner Opernfestspiele 2010. Qui dit mieux ?... La passion d’Eötvös pour le théâtre n’y est pas pour rien, l’on s’en doute, et force est de constater à quel point l’œuvre que nous découvrons ce soir bénéficie elle aussi de son incomparable talent en la matière.
Lorsque Nikolaus Bachler demande à Péter Eötvös de concevoir une nouvelle œuvre lyrique pour la Staatsoper dont il est le directeur, c’est vers l’écrivain Albert Ostermaier que les deux hommes se tournent. Dramaturge, avec une vingtaine de pièces pour la scène, et poète ayant publié une dizaine de recueils, le Munichois Ostermaier avait déjà signé deux livrets d’opéra – pour le Suisse Heinz Reber (1952-2007) et pour l’Autrichien Wolfgang Mitterer (né en 1958) – avant de se pencher sur la figure mythologique de Lilith, niée purement et simplement par la Bible, et d’imaginer de la confronter, ici sous le nom de Lucy, à Lucifer dont elle est un double féminin – être de la nuit, signifie son nom, autrement dit démon – et à Eve (Eva), falote rivale née d’une côte d’Adam (tandis que Lilith, elle, fut tout comme lui artificiellement créée par Dieu dans la glaise), dans ce nouvel opéra. On l’aura compris : c’est à un curieux duel satanique que nous assistons ce soir, opposant Lucy à Lucifer dans la domination d’Adam, sacrifiant Eva au serpent, un duel dont Lucy sort gagnante, première femme d’Adam, certes, mais surtout son égal.
Plaçant les percussions dans la fosse de l’Opéra de Munich, Péter Eötvös a juché les musiciens du Bayerisches Staatsorchester en haut de scène, derrière un tulle, inventant par ce dispositif particulier une sonorité à la fois enveloppante et onirique, mystérieuse, venue comme d’au-delà des âges, pour ainsi dire. Si sa conception de l’orchestre peut surprendre – quoiqu’on retrouve là des préoccupations comparables à celles qui l’amenèrent à placer des instrumentistes dans la salle pour Lady Sarashina, par exemple, ou des cordes derrière le plateau dans Trois sœurs –, la caractérisation des personnages par le registre vocal mène le public par la main. Aigu fulgurant du soprano de Cora Burggraaf en Eva, grave sensualité de l’alto de Lucy, superbement incarnée par Ursula Hesse von den Steinen, présomptueuse innocence de ténor clair pour l’Adam de Topi Lehtipuu, adroitement utilisé pour les qualités mêmes qui en ont fait un artiste fort apprécié dans le répertoire baroque, et, bien sûr, souffre idéal du baryton-basse Georg Nigl pour ce Lucifer déclaré perdant.
Si les chanteurs servent habilement Die Tragödie des Teufels, si la partition fait sens sous la direction conjuguée de Christopher Ward et Péter Eötvös lui-même, avouons que la réalisation scénique ne convainc guère. Une gigantesque sculpture, sorte d’escalier monumental, installation d’Ilya et Emilia Kabakov, occupe la majeure partie du plateau, tournant sur elle-même, mais limitant cruellement la mobilité des protagonistes et la liberté de création du metteur en scène, Balázs Kovalik. Il en résulte l’étrange sentiment d’avoir vu s’y côtoyer des univers antagonistes défendus par des égos qui se seraient ignorés… rien qui serve l’opéra, malheureusement.
BB